Ils sont soixante-dix à venir étudier le français quatre après-midi par semaine. Et ce sont des détenus qui en sont les instigateurs. A la fin des années 90, une poignée d’entre eux, francophiles, se sont mis à enseigner la langue de l’auteur des Misérables. Une manière de passer le temps dans cet établissement de haute sécurité, où les détenus étaient soumis à un régime carcéral particulièrement strict. La plupart étaient d’ex-membres du sentier lumineux, un mouvement clandestin né d’une scission du parti communiste péruvien, au début des années 80, et reconnu comme organisation terroriste par de nombreux états.
Les attentats ainsi que les affrontements avec l’armée, d’autres mouvements révolutionnaires et des milices ont causé la mort de quelques 70 000 personnes, jusqu’au début des années 2000. Aujourd’hui, le sentier lumineux est quasiment éteint, mais les derniers combattants entretiennent encore quelques feux, à coups de kidnappings, accrochages avec les forces de l’ordre, etc.
Les élèves de français ont investi une salle de vie commune transformée en bibliothèque. Une succession de trois pièces assez sombres qu’on atteint après être passés au pied de bâtiments aux couleurs éclatantes : bleu, orange, jaune… Deux détenus peignent un paysage de montagne sur un des murs d’enceinte. Des cellules, on ne verra rien, mais l’extérieur du centre de détention est plus avenant que celui des Baumettes.
Les cours sont encadrés par les détenus ayant le meilleur niveau. Huit ‘’professeurs’’ que Virginie, une volontaire de l’Alliance française, vient former aux nouvelles techniques pédagogiques et préparer aux examens organisés par l’Alliance. Deux journées de cours par mois, depuis 2010. Tous ont un très bon niveau d’éducation, et maîtrisent très bien le Français : ils sont médecin, avocat, policier, etc. Certains d’entre eux ont été arrêtés pour leur implication dans le Sentier lumineux.
Pourquoi ces hommes cultivés se sont-ils perdus dans cette aventure intellectuelle devenue meurtrière ? Dans la bibliothèque, alimentée par des dons, une édition poche des Mains sales, cette pièce de Jean-Paul Sartre sur l’engagement politique : « Comme tu tiens à ta pureté, mon petit gars ! Comme tu as peur de te salir les mains (…). Vous autres, les intellectuels, les anarchistes, vous en tirez pretexte pour ne rien faire. Moi, j’ai les mains sales. Jusqu’au coude. Je les ai plongées dans la merde et dans le sang. »



Mardi 25 septembre
Nous jouons les prolongations. Le tournage devait se terminer ce midi, avec trois dernières interviews. Mais plutôt que de passer les trois jours restants (notre avion part vendredi soir) à nous balader, nous avons préféré faire un portrait supplémentaire de volontaire. Travailler dans ces conditions nous permet non seulement de découvrir plus profondément le pays qu’en simple touristes mais aussi de rencontrer des gens souvent passionnants. On ne sera pas plus payés mais on va s’enrichir (pouf, pouf !).
Deux-trois coups de fils pour trouver un point de chute et nous prenons la direction de la forêt amazonienne (la Selva). Iquitos, plus précisément, une ville de 400 000 habitants, qui n’est desservie par aucune route terrestre. Pour nous, ce sera l’avion plutôt que le fleuve. Et l’occasion de découvrir une autre facette du Pérou après la Sierra – la montagne, et la Costa, dont la ville emblématique est Lima.